Les tiers-lieux culturels sous la loupe des Ateliers des cultures numériques #3, à Grenoble
L’Observatoire des politiques culturelles : un lieu de réflexion
En 2008, j’ai participé au programme Courants du monde de l’Observatoire des politiques culturelles qui accueille les professionnels étrangers pour y étudier les politiques culturelles publiques dans la francophonie. Dix ans plus tard, me revoici donc à Grenoble pour les Ateliers des cultures numériques #3 (4 au 8 juin 2018). Cette formation a pour objectif de transmettre des méthodes d’intervention et d’examiner les bonnes pratiques liées au numérique, du point de vue des collectivités territoriales et des institutions publiques. Dans le contexte du Plan culturel numérique du Québec, annoncé en 2010 et dans lequel j’interviens à titre de consultante dans le chantier Accompagnement et appropriation, cela est plus qu’inspirant!
Pendant cette semaine de formation, je me suis entourée de professionnels issus des collectivités françaises afin de m’amener à penser autrement. Nous avons traité de médiation numérique, d’innovation, des pratiques et des usages numériques pour enfin réfléchir collectivement à des projets portés par les participants.
Les tiers-lieux et les arts de la scène
En tant que participante au programme de formation, je devais proposer un projet. Je souhaitais réfléchir au potentiel des tiers-lieux (bibliothèques avec ses Médialabs, laboratoires, Fab Labs, résidences arts-sciences et autres lieux d’innovation) spécifiques aux arts de la scène. Je me questionnais sur les pratiques numériques et collaboratives du point de vue du créateur, du diffuseur ou de l’organisation culturelle, notamment sur les aspects suivants :
- Comment utiliser les tiers-lieux au service de la création et de la diffusion?
- Comment les tiers-lieux peuvent contribuer au développement de projets innovants en création, en diffusion et en développement de public (ou médiation culturelle)?
Qu’est-ce qu’un tiers-lieu culturel?
Voici d’abord la définition d’un tiers-lieu culturel selon Raphaël Besson, directeur du bureau d’études Villes Innovations, docteur en sciences du territoire et chercheur associé PACTE-CNRS, à Grenoble :
« Nous les définissons comme des espaces hybrides et ouverts de partage des savoirs et des cultures, qui placent l’usager (le visiteur, le lecteur, l’étudiant, le spectateur…) au cœur des processus d’apprentissage, de production et de diffusion des cultures et des connaissances.
Les tiers-lieux culturels sont encastrés dans leur territoire et se positionnent comme des interfaces entre l’uppergound des institutions culturelles, et l’underground des habitants, usagers et des sphères culturelles et artistiques émergentes et alternatives.
Les tiers-lieux culturels promeuvent une culture de l’expérimentation, de la mise en scène et de la coproduction des savoirs et des cultures. »
Source : L’hypothèse des tiers lieux culturels
Contexte québécois
Au Québec, l’émergence de tiers-lieux est de plus en plus observée. Ceux-ci sont l’expression d’une nouvelle culture numérique réelle (émergence de communautés technoculturelles, hackerspace, marathons de programmation, etc.) où les pratiques collaboratives, l’ouverture et le partage sont au coeur des valeurs véhiculées. On constate également la création d’autres lieux (Lab culturel, Hubs créatifs, Médialabs, incubateurs, etc.) qui représentent le fruit de la mobilisation de collectivités locales, régionales ou nationales. Ces dernières peuvent recevoir des contributions de l’État par l’entremise de la Stratégie numérique du Québec (ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation) ou du Plan culturel numérique du Québec (ministère de la Culture et des Communications).
Les artistes en arts visuels (appelés « plasticiens » en France) et en arts numériques agissent déjà, depuis plusieurs années, dans le contexte de la pensée numérique et ses principes. Les laboratoires des centres d’artistes autogérés du Québec en sont une bonne représentation. Dans le réseau, certains leaders se démarquent, comme le Centre Bang, avec son projet de Hub au Saguenay, ou le Centre en art actuel Sporoble, qui porte la vision pour la mise en place d’un pôle d’innovation alliant culture, numérique et recherche dans la région de l’Estrie.
En contrepartie, les créateurs et les organisations des autres secteurs, comme les arts de la scène ou les musées, par exemple, sont plus timides à utiliser ces leviers d’innovation. Ils y voient même une menace, une dérive dans la pratique culturelle et artistique au détriment des industries culturelles. La terminologie même de ces tiers-lieux (lean startup, innovation, prototypage, etc.) est assez mal perçue dans le secteur des arts et de la culture. Pour les professionnels de ce secteur, ce vocabulaire réfère plus directement à l’entrepreneuriat et ne mise pas sur la valeur des arts dans notre société, alors qu’on parle pourtant d’inclusion, de recherche, de création, de collaboration et de partage. Quels sont les noeuds? Quelles sont les solutions à envisager?
L’Atelier Arts-Sciences : le croisement entre l’artiste, le scientifique et l’entreprise
Le jeudi 7 juin, nous avons rencontré madame Eliane Sausse, secrétaire générale et directrice de l’Atelier Arts-Sciences, un laboratoire commun de recherche pour artistes et scientifiques. Son promoteur, Hexagone Scène Nationale Arts Sciences – Meylan s’est associé au CEA (acteur majeur de la recherche, du développement et de l’innovation) pour créer un événement (www.experimenta.fr) incluant un Médialab et un Fab Lab (www.experimenta.fr/le-medialab).
Madane Eliane Sausse nous a présenté, au nom du diffuseur l’Hexagone Scène Nationale, cet espace d’expériences culturelles novatrices où la création, la production et la diffusion des arts de la scène portent écho aux enjeux sociaux.
L’utopie du tiers-lieu culturel
Toujours selon Raphaël Besson, ces tiers-lieux posent un questionnement fondamental. En voici un résumé.
Dans quelle mesure les tiers-lieux culturels :
- sont le reflet d’une culture numérique basée sur le partage, la collaboration et l’ouverture?
- jouent une fonction réelle dans le développement des collectivités?
- peuvent relever le défi de l’ancrage et la cohésion sociale?
- peuvent contribuer au partage des savoirs collectifs?
- peuvent répondre aux dualités « entre science/savoir, culture numérique/culture écrite, approche conceptuelle/approche expérimentale, espace de réflexion/espace de sociabilité, lieu institutionnel/lieu alternatif, société de la connaissance (les communs)/économie de la connaissance (le marché), etc. »
- peuvent s’assurer du développement des compétences numériques afin que les travailleurs culturels, médiateurs ou autres animateurs prennent en compte les nouveaux enjeux induits par les tiers lieux culturels?
Enfin, ces tiers-lieux ne tirent pas leurs atouts de leurs lieux, leurs équipements et leurs usages, mais bien du processus d’innovations ouvertes, sociales ou publiques (services à la collectivité) qu’ils engendrent.
En juillet prochain, L’Observatoire publiera un article de Raphaël Besson intitulé Les tiers-lieux culturels. Chronique d’un échec annoncé. Malgré cela, j’ose tout de même croire, à ce moment-ci de ma réflexion, que ces tiers-lieux représentent un levier d’innovation exceptionnel pour favoriser la transformation souhaitée ‒ et souhaitable ‒ de nos organisations artistiques et culturelles.
Le retour au Québec
J’entrevois évidemment poursuivre cette réflexion à mon retour au Québec. Un état de situation et un recensement des tiers-lieux me semblent nécessaire afin de valoriser nos propres expériences. De plus, à l’automne prochain, l’organisme Danse sur les routes du Québec entreprendra un chantier menant à la création d’un Lab de développement des publics de la danse par le numérique. Les objectifs sont d’améliorer l’accès à la danse, de rehausser la qualité de l’expérience artistique, de même que d’élargir la participation et l’engagement des citoyens envers la danse. Ce processus comprend une étape de littératie numérique, un appel de projets (pour cibler les problématiques), une idéation et prototypage de projets innovants ainsi qu’une phase d’incubation des projets. Dans le cadre de la première étape de cette démarche, j’agirai comme formatrice-animatrice lors d’une journée d’éveil et de littératie numérique.
Je tiens à remercier de précieux partenaires qui m’ont permis d’assister à cette formation de haut niveau, soit le Service de développement professionnel de Culture Gaspésie, qui permet aux artistes professionnels et aux travailleurs culturels de la Gaspésie d’acquérir de nouvelles compétences, de même que le Technocentre TIC. J’espère vivement que la communauté gaspésienne puisse bénéficier de l’expertise acquise pendant cette expérience, notamment dans le cadre des démarches entourant la StratNumGaspésie.
NOTE : Pour en apprendre davantage sur les usages et les processus d’implantation de Fab Labs, de Médialabs ou de makerspace dans les institutions culturelles québécoises, je suggère la consultation du document suivant : https://www.mcc.gouv.qc.ca/fileadmin/documents/Numerique/Communautique-rapport-synthese-20-10-16.pdf